Monsieur le Premier ministre, cette présente lettre, je voulais vous l’adresser depuis un moment déjà, elle devrait intervenir depuis votre déclaration de politique générale devant la représentation nationale lors de votre prise de fonction, qui a assez marqué notamment au travers des objectifs que vous vous êtes fixés.
La publication de votre lettre de cadrage budgétaire pour l’exercice 2020 me donne l’opportunité de publier enfin le contenu de mon message. Dans cette lettre vous fixez aux ministres responsables de l’élaboration du budget de l’Etat les grands principes directeurs qui caractériseront l’action publique pour l’année 2020, faut-il le rappeler, une année charnière pour notre pays. Sur le papier, ce sont de grands caps que vous vous fixez. On peut les citer : la stabilité macroéconomique et le respect des engagements internationaux ; la croissance économique inclusive ou le partage de la prospérité ; la transparence budgétaire et la gestion efficiente des finances publiques ; l’amélioration du cadre de vie de la ville de Conakry ; et le renforcement de l’état de droit et la consolidation de la démocratie.
C’est le deuxième objectif de votre lettre de cadrage qui fait l’objet de cette lettre à savoir : la croissance économique inclusive ou le partage de la prospérité. Lors de votre passage devant les députés, vous avez décliné parmi les priorités de votre gouvernement le partage des fruits de la croissance pour faire écho à une expression assez répandue en Afrique « on ne mange pas la croissance » ce qui est bien vrai. Si depuis ce discours un certain nombre de mesures ont été prises pour plus de justice sociale notamment la création de l’agence nationale de financement des collectivités territoriales (ANAFIC) qui permet le partage des recettes de l’exploitation minière à tout le pays, la création de l’agence d’inclusion économique et sociale (ANIES), fort est de constater que le taux de pauvreté est encore très élevé dans notre pays.
Permettez-moi de vous dire que la volonté politique qui a consisté à octroyer 15% des recettes minières aux collectivités territoriales en vue de leur autonomisation financière dans le but de répondre aux besoins quotidiens des citoyens à la base, est une initiative bienvenue. L’ANAFIC peut être un instrument efficace de gouvernance et de redistribution des richesses si elle est mieux orientée, et surtout si elle laisse la main aux collectivités territoriales de décider de leurs propres priorités en fonction des besoins qu’expriment leurs populations.
Cependant, je considère quant à moi l’ANAFIC comme un outil de justice territoriale fonctionnant à l’image du système de péréquation en France*, c’est-à-dire toutes les communes de la Guinée n’étant pas loties en termes d’implantation de sociétés minières pour pouvoir lever des taxes communautaires, faire bénéficier aux autres communes notamment rurales les fruits de la richesse nationale, est un acte de justice de gouvernance.
Quant à l’ANIES qui a pour mission la conception, le pilotage et l’animation de la politique nationale d’inclusion dans ses trois principales dimensions : économique, sociale et financière. La proposition que je m’en vais vous faire concerne la dimension sociale de l’ANIES.
Pour garrotter le taux de pauvreté en Guinée (60% de la population, et plus de 65% en milieu rurale soit 2/3 de la population guinéenne). L’objectif** qui consiste à orienter 4% du PIB vers les 40% les plus pauvres de notre pays ne peut être atteint sans la mise en place d’un système de protection sociale qui permettra au guinéen le plus modeste de se soigner sans se faire saigner.
Monsieur le Premier ministre, je vous suggère donc la mise en place d’un système de protection sociale à défaut d’être universel pour un début, mais pour les 40% les plus pauvres de notre pays. Cette proposition comportera deux volets principaux : la santé et l’éducation.
- Volet santé
Nul doute que l’épidémie de fièvre hémorragique à virus Ebola a mis à rude épreuve notre système de santé en 2014-2015 en révélant au passage toutes les défaillances qu’il comportait. Si des efforts ont été faits pour doter le pays notamment les sous-préfectures de centre de santé amélioré, il est de constater que la question existentielle des guinéens n’a pas encore été réglée, à savoir : A quel prix se faire soigner dans un contexte de pauvreté ?
Monsieur le Premier ministre, croyez-moi de nombreux guinéens se la posent mille fois avant de se décider d’aller voir un médecin. Cette auto-méditation à laquelle les gens se livrent quand ils sont malades est aussi liée à l’autre mal dont souffre notre système de santé : l’argent. Dans plusieurs structures sanitaires notamment à l’intérieur du pays, quand un malade arrive à l’hôpital, c’est d’abord les frais d’hospitalisation et de soins qui sont exigés avant toute prise en charge du malade. De nombreux guinéens ont perdu la vie à cause de cette tendance fâcheuse, mails il faut avoir le courage de le dire Monsieur le Premier ministre, c’est parce qu’il n’y a pas assez de moyens mis dans les hôpitaux publics et la corruption de certains médecins.
Pour renverser cette tendance et mettre l’humain au cœur des soins de santé, et donc au cœur des politiques publiques de santé, je suggère la création d’une carte de santé familiale pour les 40% les plus pauvres de notre population. En quoi va-t-elle consister ?
Elle consistera à doter chaque famille des 40% d’une base de moyens financiers pour se soigner en cas de maladie ou de problème de santé. Ainsi chaque famille sera dotée d’une carte de santé familiale (CSF). L’objectif ici ne sera pas de donner de l’argent à une famille mais de lui permettre d’aller se faire soigner à moindre frais.
Cette carte de santé (CSF) sera dotée d’une base de fonds de 60% au moins. C’est-à-dire si les frais de soins d’un membre de la famille se situe à hauteur de 100.000 FG, 60% de ce montant, ce qui équivaut à 60.000 FG soit à la charge de l’Etat et les 40% reviennent au patient. Ça doit aussi être le cas pour les médicaments essentiels, c’est-à-dire les médicaments quotidiennement utilisés en cas de maladie (Paracétamol, métro, et autres produits du quotidien). L’achat de ces médicaments doit être également partagé, 60% du prix revient à l’Etat et les 40% au patient. L’Etat versera directement les 60% à la pharmacie concernée. Pour une ordonnance médicale coûtant par exemple 30.000 FG, 18.000FG revient à l’Etat et le patient ne doit payer que 12.000 Fg au pharmacien. Cette pratique peut conduire à lutter contre l’achat des médicaments de la rue surtout quand on sait que les médicaments de la rue sont à l’origine de nombreux décès en Afrique. Un citoyen va préférer aller acheter un médicament à la pharmacie quand il sait qu’il l’aura à moitie prix que d’aller l’acheter au prix normal chez le marchand ambulant. C’est donc une politique stratégique.
C’est pour moi, Monsieur le Premier ministre, un moyen efficace de lutte contre les épidémies dans notre pays, de diminuer à défaut de combattre la crainte d’aller voir un médecin parce qu’on n’a pas assez d’argent, et ce sera un moyen d’augmentation de l’espérance de vie car pour avoir longue vie il faut être en bonne santé, la maladie étant le cousin de la mort.
En mettant en place une telle réforme Monsieur le Premier, on réduira substantiellement le taux de pauvreté dans notre pays. Etant économiste, vous savez bien que pour augmenter la production il faut que les forces de production soient dans de bonnes conditions. Des études récentes ont montré qu’une population en bonne santé est une population beaucoup plus productive.
- Volet Education
Le deuxième volet de ma proposition Monsieur le Premier ministre concerne le secteur éducatif. Ce n’est un secret pour personne notre système éducatif est très faible par rapport à d’autre pays de la sous-région. Et les résultats des derniers examens nationaux attestent ce propos.
Si on peut se réjouir d’ores et déjà de votre intention de consacrer 15% du budget de l’Etat pour l’exercice 2020 à l’éducation nationale, la proposition que je fais entre dans le cadre de la protection sociale qui fait l’objet de cette lettre. Elle peut également concerner la dimension économique et financière de l’ANIES.
Le taux de scolarisation*** chez les jeunes garçons était de 17% en 2012 tandis que chez les jeunes filles il était de 16,8%. Pour favoriser la scolarisation des enfants notamment en milieu rural, au-delà de la construction des infrastructures scolaires nécessaires, il faut également donner les moyens aux parents de préparer sereinement la rentrée de leurs enfants. Il faut encourager la scolarisation à travers un mécanisme incitatif en faveur des couches les plus défavorisées.
Ce mécanisme doit consister à allouer une allocation scolaire aux familles les plus pauvres du pays. Il peut consister à l’octroi par famille et par enfant scolarisé par exemple d’un montant de 500.000 FG. Ce montant doit servir à aider les parents à payer les fournitures scolaires (tenues, cahiers, etc.). Puisqu’on sait que beaucoup de familles refusent d’envoyer leurs enfants à l’école à cause des moyens dérisoires dont elles disposent. Alors Monsieur le Premier ministre, l’argent ne doit plus être un frein à la scolarisation des enfants dans notre pays.
En mettant en place une telle politique, on contribuera à réduire l’abandon scolaire pour manque de moyens et on par voie de conséquence on évitera le travail des enfants dans la rue notamment dans les grandes villes en vendant les coyayéh et autres.
Cette politique appelée ailleurs école gratuite (gratuité non seulement pour les frais de scolarité et en fournissant également des kits scolaires), le Sénégal tout près de nous continue d’expérimenter cette politique. Pour plus de prospérité et de partage Monsieur Premier, ayons le courage d’inventer de nouvelles mesures.
Comment financer une telle proposition ?
Vous allez dire en me lisant que c’est trop idéaliste et pas assez réaliste mais je l’assume totalement, ce qui est sûr c’est qu’il y a les moyens de financer une telle politique dans notre pays. Si l’Etat a pu accorder 15% de ses recettes minières au financement des collectivités, je préconise également l’octroi de 15 autre % ou même 20% des recettes minières ou des recettes issues du secteur de la téléphonie au financement de cette politique de protection sociale.
Qui doit gérer le financement ? l’ANIES peut être l’organe chargé, en plus des 15-20% de recettes minières ou téléphoniques, de mobiliser auprès des partenaires de la Guinée les autres ressources nécessaires au financement de la mesure.
Qui doit-elle gérer ce système de protection ?
Pour éviter Monsieur le Premier ministre la multiplication des structures étatiques aux rôles quasiment identiques, la gestion de cette protection ainsi décrite doit revenir à un service totalement dédié à cet effet auprès de la Caisse Nationale de Sécurité Sociale (CNSS). Ainsi, l’ANIES sera chargée de mobiliser les fonds et ce service au sein de la CNSS chargé de sa gestion à travers des pôles installés dans les préfectures du pays.
En mettant en place un tel système, le partage de la prospérité deviendra la clé de voûte de l’action économique gouvernementale.
Monsieur le Premier, cette proposition c’est également un enjeu idéologique. En faisant de telles réformes, c’est aussi faire valoir le marqueur d’homme de gauche du président de la république et de sa gouvernance à laquelle vous chapeautez. Le partage de la prospérité est un impératif économique, social et politique. Le lancement d’une telle politique publique innovante aura un impact réel sur la réduction effective de la pauvreté en Guinée.
Par Alexandre Naïny BERETE, étudiant en Master 2 de droit social et Management des ressources humaines Nantes.
*Péréquation : mécanisme de redistribution qui vise à réduire les écarts de richesse, et donc les inégalités, entre les différentes collectivités territoriales. Elle est inscrite à l’article 72.2 de la constitution française, c’est la révision constitutionnelle du 28 mars 2003 qui l’a érigé en objectif de valeur constitutionnelle.
Il existe deux types de péréquation :
- la péréquation horizontale, qui s’effectue entre collectivités, consiste à attribuer aux collectivités défavorisées une partie des ressources des collectivités les plus « riches » ;
- la péréquation verticale est assurée par les dotations de l’État aux collectivités. La dotation globale de fonctionnement (DGF) en est le principal instrument.
**4% du PIB consacré au financement des 40% les plus pauvres de la population guinéenne.
Source Primature économie.
*** les chiffres de l’Unicef sur la situation des enfants du monde publiés en 2013 sur les périodes 2008-2012.
Par Alexandre Naïny Bérété