Alors que la Guinée n’a toujours pas organisé de procès à la suite du massacre de 156 personnes le 28 septembre 2009, l’UE a décidé de sévir.
C’est une tache sombre dans la mémoire guinéenne. Le 28 septembre est censé commémorer le référendum constitutionnel français de 1958. Un symbole d’autonomie et de fierté. Ce jour-là, une majorité de Guinéens disent non à la communauté de type fédéral voulue par le général de Gaulle. L’indépendance de la Guinée est proclamée dans la foulée, le 2 octobre 1958. 51 ans plus tard, le 28 septembre 2009, se déroule à Conakry un des plus sinistres épisodes de l’histoire politique guinéenne. Un massacre d’une violence inouïe.
Après la mort du général Lansana Conté (1984-2008), une junte dirigée par le capitaine Dadis Camara s’empare du pouvoir. L’objectif est d’assurer une transition entre la IIe et la IIIe République, et de remettre le pouvoir aux civils à l’issue d’une élection présidentielle. Dès le mois d’août 2009, Dadis Camara laisse entendre qu’il sera candidat. Les forces d’opposition décident alors de marquer leur désapprobation. Une grande manifestation s’organise au stade du 28-Septembre de Conakry. C’est une démonstration de force, pacifique, qui vise à rassembler un maximum de monde : partis politiques, mouvements, organisations de la société civile.
Les manifestants affluent dès 8 heures du matin. Vers midi, des gaz lacrymogènes sont lancés à l’intérieur du stade, des coups de feu éclatent. Bérets rouges (membres de la garde présidentielle) et miliciens pénètrent dans l’enceinte. Toutes les issues sont bloquées. Des tirs en rafale ciblent la foule, des manifestants sont poignardés, des dizaines de femmes sont « violées et sexuellement mutilées », selon la commission d’enquête internationale de l’ONU, qui dénombre 156 morts. Le carnage dure environ deux heures. Les auteurs de ces exactions, qualifiées par les enquêteurs de l’ONU de crimes contre l’humanité, n’ont toujours pas été jugés. Après sept ans d’instruction – elle a été close en 2017 –, aucun procès n’est à l’agenda en Guinée, où le président Alpha Condé a été réélu à un 3e mandat successif lors du scrutin controversé du 18 octobre 2020.
Interdiction de voyager et gel des avoirs
Dans un courrier daté du 12 mai, Josep Borrell, haut représentant et vice-président de la Commission européenne, a indiqué que cinq auteurs de ce massacre « (faisaient) l’objet d’un régime de sanctions individuelles de l’UE (interdiction de voyager sur le territoire des États membres de l’UE et gel des avoirs qui y sont détenus). Le renouvellement de ce régime de sanctions sera examiné en septembre 2021. »
Il s’agit de Moussa Dadis Camara, qui présidait au moment des faits le Conseil national pour la démocratie et le développement (CNDD) et réside aujourd’hui au Burkina Faso, de Jean-Claude Pivi, alors chargé de la sécurité présidentielle, de Moussa Tiégboro Camara, ex-ministre des Services spéciaux, de la Lutte antidrogue et du Grand Banditisme, d’Abdoulaye Chérif Diaby, ex-ministre de la Santé, et de l’ancien aide de camp de Dadis Camara, le lieutenant Aboubacar Cherif Diakite, dit Toumba Diakité.
Ce courrier de Josep Borrell laisse entendre que ces sanctions sont effectives. Leur application fait suite à une lettre adressée le 8 avril par 32 eurodéputés. Ils réclamaient notamment la « mise en action » du « nouvel instrument de sanctions » dont l’Union européenne (UE) s’est dotée le 7 décembre 2020 pour « cibler les responsables de graves violations des droits de l’homme et de graves atteintes à ces droits partout dans le monde, quel que soit le lieu où elles sont commises et quelle que soit l’identité de ces personnes ». « Nous sommes ravis de constater une avancée sur le système de sanctions, qui permettent aujourd’hui de punir cinq personnes, même si, vu l’ampleur des violences survenues le 28 septembre 2009, ce n’est pas suffisant. Mais c’est un début, car à un moment donné la diplomatie ne suffit plus. Et quel est le poids de l’Europe au niveau international si elle n’a pas de moyen de pression ? » commente Salima Yenbou, eurodéputée du Groupe des Verts.
Le chef de file de l’opposition Cellou Dalein Diallo, président de l’Union des forces démocratiques de Guinée (UFDG), qui, comme Bah Oury, fondateur de ce parti, avait été grièvement blessé le 28 septembre 2009, a salué ces sanctions. « On ne peut que se réjouir. C’est un pas de plus dans la lutte contre l’impunité qui encourage la récidive dans la violation des droits humains, a-t-il réagi. Malheureusement, en Guinée, Alpha Condé utilise ce massacre comme instrument d’intimidation des militaires impliqués dans les exactions pour les avoir à sa dévotion, et il n’est pas prêt pour l’instant à les juger. Il se sert de ces hommes aux mains sales pour continuer à réprimer, et ces derniers savent que leur sort dépend d’Alpha. »
Courrier musclé des eurodéputés
Dans leur courrier adressé le 8 avril 2021 à Josep Borrell, les 32 eurodéputés ne mâchent pas leurs mots sur la situation politique en Guinée. Ils évoquent le double scrutin référendaire et législatif du 22 mars 2020 comme « l’une des élections les plus contestées, les plus violentes et les moins démocratiques » du pays, avec un fichier électoral « taillé sur mesure », rappellent que « monsieur Alpha Condé » est « resté sourd » face à tous les appels au dialogue des leaders religieux, déplorent « une rupture de la démocratie » ou encore la mort de 250 personnes « tuées souvent à bout portant par des agents des forces de défense et de sécurité » dans des « manifestations pacifiques » de l’opposition depuis 2010.
Un ton vigoureux assumé. « Les signataires sont pour la plupart de nouveaux parlementaires qui en ont marre de la langue de bois, résume l’eurodéputée Salima Yenbou. Il y a par ailleurs une volonté de voir la Commission européenne se positionner de façon plus ferme face à certaines situations, et pas seulement en Guinée. »
À Conakry, la présidence, par la voix de son conseiller spécial Tibou Camara, a émis des doutes sur l’objectivité de « ce groupe de députés » : « En ne tendant une oreille attentive qu’aux allégations d’opposants au régime, (il) n’a donc perçu qu’un seul son de cloche. (…) Le gouvernement réitère sa volonté et sa disponibilité à recevoir toutes les bonnes volontés et à discuter (…) de la « situation » réelle de la Guinée, sans préjugés ni procès d’intention », a-t-il dit. Et de préciser que « Son Excellence professeur Alpha Condé a un passé politique et une éthique personnelle qui l’engagent à défendre et promouvoir les droits humains et à toujours militer pour la démocratie ».
« En tant qu’eurodéputés, nous tenons à entendre toutes les voix, y compris celles des sociétés civiles, qui doivent avoir le droit de cité. Mais, quand on interpelle de la sorte, c’est qu’on a déjà émis des appels auprès des officiels… Et puis nous voyons aussi les images, les vidéos qui circulent lorsque des exactions sont commises.
Le président guinéen prétend avoir une éthique, promouvoir les doits de l’homme et la démocratie. Qu’il nous le prouve en organisant des procès pour juger les personnes supposées responsables de violences dans son pays. De notre côté, nous faisons notre part en appliquant des sanctions sur notre territoire », rétorque l’élue européenne Salima Yenbou, en allusion également aux centaines d’arrestations arbitraires consécutives à la présidentielle du 18 octobre dernier.
Situation toujours préoccupante pour les prisonniers politiques
Plus de 400 opposants sont depuis six mois, et parfois plus, sous les verrous, en attente d’un procès. Parmi eux, des responsables de l’UFDG ou du Front national de défense de la Constitution (FNDC), mouvement citoyen qui s’est opposé durant un an et demi à un 3e mandat d’Alpha Condé. Quatre d’entre eux sont déjà morts à la maison d’arrêt de Coronthie. La plupart de ces individus sont accusés d’« atteinte à la sûreté de l’État ». « Certains de nos cadres sont même accusés de stockage ou de vente d’armes, mais l’accusation n’a jamais montré de preuves. Aucun de nous n’était dans le registre de la rébellion, j’ai simplement voulu faire perdre Alpha Condé dans les urnes », déplore Cellou Dalein Diallo, adversaire, pour la troisième fois, d’Alpha Condé à la présidentielle d’octobre 2020.
Le 7 mai, par voie de communiqué de presse, le gouvernement a annoncé, à propos des opposants arrêtés, que « 31 inculpés sur 80 ont bénéficié d’un non-lieu et ont été remis en liberté, tandis que 49 sont renvoyés devant le tribunal en vue d’un jugement », sans pour autant donner de date. Ce renvoi devant le tribunal inclut les cadres de l’Union des forces démocratiques de Guinée (UFDG) comme le vice-président Ibrahima Chérif Bah, le coordinateur de la cellule communication Ousmane Gaoual Diallo, le coordinateur des fédérations Mamadou Cellou Baldé, l’ex-directeur de campagne du parti à Kindia Abdoulaye Bah, mais aussi Étienne Soropogui, président du mouvement Nos valeurs communes.
Tous les cinq sont défendus par un pool d’avocats guinéens rejoints par le binôme de conseils français Patrick Klugman et Ivan Terel, lesquels n’ont toutefois pas pu obtenir de visa pour Conakry. « La santé des prévenus continue d’être préoccupante, notamment en ce qui concerne Cherif Bah et Ousmane Gaoual Diallo, renseigne Me Terel. Jusqu’à présent, tout est fait pour tenir la procédure au secret, maintenir le flou sur la date de l’audience, et amoindrir l’état de santé et les conditions dans lesquelles nos cinq clients vont se présenter devant la justice à l’issue de leur détention. » Le pool d’avocats de la défense de ces prévenus a saisi la cour de justice de la Cedeao le 5 mars dernier avec une requête de procédure accélérée pour demander leur libération.
En attendant, ce collectif indique « garder l’espoir que la juridiction de jugement ne pourra fonder sa décision que sur des éléments de preuve qui seront apportés au cours des débats et contradictoirement discutés devant elle ».
Avec Lepoint.fr