C’est un nouveau front que vient de lancer plusieurs opposants guinéens contre le président Alpha Condé, à la CEDEAO. Bah Oury de l’UDRG, Jacques GBonimy de l’UPG, Pépé Francis Haba de l’UGDD et Yamoussa Touré de la COSATREG ont déposé une plainte à la CEDEAO contre la République de Guinée.
Dans une note transmise à l’Organisation sous-régionale dirigée par Jean Claude Kassi Brou, les opposants au régime de Conakry, accusent la République de Guinée de violation grave des droits humains, de changement anticonstitutionnel. La question du troisième mandat du président Condé est sans ambages signalée à la CEDEAO dans cette requête.
Ci-dessous, nous vous livrons la correspondance adressée au Président de la Commission de la CEDEAO. Bonne lecture…
À
Son Excellence, Monsieur Jean Claude Kassi BROU,
Président de la Commission de la CEDEAO.
Objet : Dénonciation et Plainte devant les Instances compétentes de la CEDEAO contre la République de Guinée pour manquement à ses obligations communautaires : violation grave des droits humains, changement anticonstitutionnel pour se maintenir au pouvoir et falsification de la Constitution adoptée par référendum le 22 mars 2020.
Monsieur le Président,
Nous, les soussignés
1- Monsieur BAH Oury, Président de l’UDRG, demeurant à Lambanyi, Commune de RATOMA, Conakry ;
2- Monsieur Jacques GBONIMY, Président de l’UPG, demeurant à Sonfonia Commune de Ratom, Conakry
3- Monsieur Pépé Francis HABA, Président de l’UGDD, demeurant à Kaporo, Commune de Ratoma, Conakry ;
4- Monsieur Yamoussa TOURE, Secrétaire Général de la COSATREG, représentant l’Unité d’Action Syndicale, demeurant à Matoto, Commune de Matoto, Conakry
Ont l’honneur de vous exposer ce qui suit :
Après le référendum controversé et sanglant du 22 mars 2020 et la publication d’un texte falsifié de la Constitution, plusieurs citoyens guinéens membres de la Société civile ou représentants de partis politiques et de syndicats ont publiquement dénoncé la fraude à la Constitution et sa falsification.
Par la présente, ils entendent dénoncer auprès de vous la violation des règles constitutionnelles en vigueur dans l’espace CEDEAO et vous engagent à prendre officiellement position en faveur du respect des principes de convergence constitutionnelle communs à tous les États membres de la CEDEAO.
En effet, avec cette violation flagrante du droit national et du droit communautaire, les dirigeants de la République de Guinée ont franchi la ligne rouge en matière de violation des droits de l’homme, des principes démocratiques et de l’État de droit.
I – Bref rappel des faits et du droit
Dans le cadre du changement anticonstitutionnel pour se maintenir au pouvoir, le Président de la République a promulgué, par un décret en date du 6 avril 2020, un texte qui est différent « du projet de Constitution » publié en janvier au journal officiel et comportant le sceau du Ministre de la justice (pièces 1 et 2 du Journal Officiel). Or, en temps normal, le texte tenant lieu de « Constitution » doit être en tous points identique au « projet de Constitution ».
Le Gouvernement guinéen a officiellement livré, à ce jour, trois textes constitutionnels différents. Il s’agit :
1 – du projet de texte constitutionnel du mois de décembre 2019 ayant reçu l’avis de la Cour constitutionnelle et du Président de l’Assemblée Nationale. Ce projet qui a été publié sur le site internet du Gouvernement est composé d’un préambule et de 161 articles.
2- du projet de texte constitutionnel publié en janvier au journal officiel (dans un numéro spécial) et comportant 157 articles, donc différent du premier.
3- du texte tenant lieu de « Constitution » qui est différent des deux premiers et qui comporte 156 articles. Ce dernier texte n’a pas été porté à la connaissance du peuple avant le référendum. Il a été promulgué le 6 avril 2020 et publié le 14 du même mois au journal officiel (dans un numéro spécial).
Il est à préciser que la différence entre les trois textes ne se limite pas au nombre d’articles, elle se retrouve surtout dans les dispositions d’une vingtaine d’articles, selon les textes comparés puisqu’il y en a trois. Il s’agit notamment des articles 37,42, 47, 64, 76, 77, 83, 84, 106, 107, 119, 120, 132 etc.
La différence entre les trois textes, la nature et l’importance des dispositions illégalement modifiées ou falsifiées et le temps que tout cela a pris montrent qu’il ne s’agit pas d’une erreur. Mais, au contraire, d’une volonté des tenants du pouvoir de se tailler frauduleusement une Constitution sur mesure, en violation de la souveraineté populaire.
En effet, il faut rappeler que l’article 8 de l’Ordonnance n01 du 29 janvier 2020 portant dispositions relatives au référendum dispose : “Le projet de loi référendaire est publié au Journal Officiel de la République. Il doit faire l’objet d’une vulgarisation dans les organes de presse de l’État”. Or, en dépit de cette publication et de cette vulgarisation “du projet de de constitution”, le Président de la République a promulgué et fait publié un autre texte constitutionnel différent du projet soumis au peuple.
La Cour Constitutionnelle, gardienne de la Constitution a, par un arrêt rendu le 11 juin 2020, refusé de constater la falsification du texte constitutionnel et de dire le bon droit en ordonnant la promulgation et la publication du projet de constitution effectivement soumis au peuple et tel que publié au journal officiel avant le référendum (pièce no3).
Dans un communiqué de presse en date du 1er juin 2020, le Barreau de Guinée a dénoncé
la falsification de la Constitution qu’il a qualifié de délinquance juridique tout en exigent
le retrait immédiat et sans délai des exemplaires vendus ou non du document faux qu’on
appelle à tort « nouvelle constitution » (pièce no4)..
En outre, le Barreau à travers son communiqué de presse a dénoncé la répression systématique et sauvage des opposants regroupés au sein du FNDC.
Attendu que la République de Guinée est un Etat Membre de la CEDEAO qui est tenu de respecter les principes de convergence constitutionnelle communs à tous les Etats membres, ainsi que les obligations découlant de son Traité fondateur, de ses conventions, de ses protocoles et de tous autres instruments juridiques internationaux applicables.
En application des dispositions de l’article 15.2 de l’Acte Additionnel A/SA.02/12, les citoyens de la CEDEAO peuvent dénoncer, auprès du Président de la Commission, toute infraction aux règles communautaires.
Par la présente, les plaignants entendent dénoncer et faire constater par les Instances compétentes de la CEDEAO (le Président de la Commission et la Conférence des Chefs d’Etat et de Gouvernement) les manquements de la République de Guinée à ses engagements communautaires. Ils lui reprochent la violation grave des droits humains et la falsification de la Constitution adoptée par référendum le 22 mars 2020 et donc de violer délibérément les obligations découlant pour elle des normes nationales, communautaires, régionales et internationales ci-après :
1 – les articles 1, (points a, b et c), 32 et suivants du Protocole A/SP1/12/01 de
la CEDEAO sur la Démocratie et la Bonne Gouvernance additionnel au protocole relatif au mécanisme de prévention, de gestion, de règlement de conflits, de maintien de la paix et de la sécurité ;
2- les articles 2, 3, 4, 5 et 17 de la Charte africaine de la Démocratie, des Elections et de
la Gouvernance ;
3- les articles 2 à 13 de la Charte Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples ;
4- la Constitution guinéenne de mai 2010, notamment en ses articles 2, 27 et 154 ;
La fraude à la Constitution résulte du fait que le changement anticonstitutionnel pour se maintenir au pouvoir a été effectué en violation des normes nationales et internationales ci-après :
1 – la Constitution du 7 mai 2010 qui garantit dans ses articles 27 et 154 le principe de l’alternance démocratique en ces termes :
– « Le Président de la République est élu au suffrage universel direct pour un mandat de cinq (5) ans, renouvelable une seule fois. Il ne peut exercer plus de deux (2) mandats présidentiels, consécutifs ou non.
– Le nombre et la durée des mandats du Président de la République ne peuvent faire l’objet dune révision ».
2 – les instruments juridiques régionaux qui garantissent le principe de l’alternance démocratique et qui prévoient des sanctions contre les auteurs de changement anticonstitutionnel en ces termes :
-L’article 23 point 5 de la Charte africaine de la démocratie, des élections et de la Gouvernance dispose :
« Les États parties conviennent que l’utilisation, entre autres, des moyens ci-après pour accéder ou se maintenir au pouvoir constitue un changement anticonstitutionnel de gouvernement et est passible de sanctions appropriées de la part de l’Union :
(…) Tout amendement ou toute révision des Constitutions ou des instruments juridiques qui porte atteinte aux principes de l’alternance démocratique ».
-L’article 25 points 4 et 5 de la même Charte prévoit des sanctions en ces termes : « Les auteurs de changement anticonstitutionnel de gouvernement ne doivent ni participer aux élections organisées pour la restitution de l’ordre démocratique, ni occuper des postes de responsabilité dans les institutions politiques de leur État. Les auteurs de changement anticonstitutionnel de gouvernement peuvent être traduits devant la juridiction compétente de l’Union ».
-L’article 1er du Protocole A/SP1/12/01 de la CEDEAO sur la Démocratie et la Bonne Gouvernance additionnel au protocole relatif au mécanisme de prévention, de gestion, de règlement de conflits, de maintien de la paix et de la sécurité prévoit dans le cadre des principes constitutionnels communs à tous les Etats membres, en sont point C que :
« Tout changement anticonstitutionnel est interdit de même que tout mode non démocratique d’accession ou de maintien au pouvoir ».
-Le même Protocole prévoit en son article 45 des sanctions contre tout État Membre en cas
de rupture de la Démocratie par quelque procédé que ce soit et en cas de violation massive des Droits de la Personne.
II – La recevabilité de la dénonciation et/ou de la plainte.
Les initiateurs de la dénonciation et de la plainte sont ressortissants de la République de Guinée, Etat Membre de la CEDEAO.
Aux termes des normes communautaires, lorsqu’un Etat Membre de la CEDEAO n’honore pas les obligations qui lui incombent en vertu du Traité, des Conventions et Protocoles, des Règlement, des Décisions et des Directives, les Instances compétentes de la CEDEAO qui constatent ces manquements peuvent d’abord inviter l’Etat défaillant à se conformer aux normes communautaires dans un délai raisonnable, ensuite prononcer des sanctions et enfin, s’il y a lieu, saisir la Cour de justice de la Communauté d’un recours en manquement contre l’Etat récalcitrant.
Aux termes des dispositions de l’article 15.3 de l’Acte Additionnel A/SA.02/12, en cas de
plainte pour manquement aux obligations communautaires :
« Le Président de la Commission notifie la dénonciation à l’État en cause et lui accorde un délai de 30 jours à compter de cette notification, pour honorer les obligations dont le non respect et la non-application lui sont reprochés, ou pour présenter ses observations en défense ».
Ainsi, le Président de la Commission dispose d’un pouvoir de police, qu’il a le devoir d’exercer, lorsqu’il a connaissance d’un manquement aux obligations communautaires, notamment, en cas de violation des dispositions du Protocole A/SP1/12/01 sur la Démocratie et la Bonne Gouvernance.
L’Acte Additionnel A/SA.02/12 portant régime de sanctions à l’encontre des États membres qui n’honorent pas leurs obligations confère au Président de la Commission un pouvoir de contrôle, d’injonction et de poursuite (Articles 15, 16 et 17). A cet égard, toute carence du Président de la Commission, dans l’exercice de ce pouvoir de contrôle, d’injonction ou de poursuite constitue une faute administrative susceptible d’engager la responsabilité de la CEDEAO.
En outre, sur le fondement de l’article 77 du Traité révisé, la Conférence des Chefs d’Etat et de Gouvernement peut sanctionner un Etat Membre qui n’honore pas ses obligations
vis-à-vis de la Communauté.
Il en est de même, en cas de rupture de la Démocratie par quelque procédé que ce soit
et en cas de violation massive des droits de la personne dans un Etat Membre
(article 45 du Protocole A/SP1/12/01 de la CEDEAO).
L’article 7-3 –g du Traité révisé de la CEDEAO prévoit que la Conférence des Chefs d’Etat et de Gouvernement peut, en cas de besoin, saisir la Cour de Justice de la Communauté d’un recours en manquement contre un Etat membre qui n’honore pas ses obligations.
L’article 10 du Protocole Additionnel (A/SP.1/01/05) du 19 janvier 2005 portant amendement du Protocole A/P.1/7/91 relatif à la Cour de Justice de la Communauté prévoit que le Président de la Commission peut saisir la Cour d’un recours en manquement contre un Etat Membre qui ne respecte pas ses engagements.
Aux termes de l’article 19 (a) du Traité révisé de la CEDEAO, le Président de la Commission est chargé de l’exécution des décisions de la Conférence des Chefs d’Etat et de Gouvernement et de l’application des règlements du Conseil. Dès lors, il lui incombe d’exercer tous recours utiles en vue d’obliger un Etat Membre à se conformer à ses obligations communautaires.
En conclusion, aujourd’hui en Guinée, il y a des violations graves et récurrentes des droits de l’homme des principes démocratiques et de l’Etat de droit.
Les requérants attendent de la CEDEAO la même diligence observée dans la crise malienne, étant donné que les violations des droits de l’homme et des normes communautaires sont plus importantes en Guinée qu’au Mali :
1- En ce qui concerne la violation des droits de l’homme, le pays a enregistré plus de 200 jeunes tués dans le cadre des manifestations pacifiques de l’opposition politique et du FNDC pour exiger le respect de la Constitution en vigueur et des principes démocratiques ;
2- En ce qui concerne la violation des normes communautaires, Si, au Mali la CEDEAO exige dans son plan de sortie de crise le maintien en fonction du Président Ibrahim Boubacar Keita et la démission des députés dont l’élection est contestée, alors :
– pourquoi garder le silence sur les députes guinéens dont la légitimité est fortement contestée ?
– pourquoi la CEDEAO ne demande pas l’annulation des élections législatives du 22 mars 2020 organisées dans des conditions frauduleuses, sanglantes et non inclusives ?
-pourquoi autoriser Monsieur Alpha à se maintenir au pouvoir au-delà de son second et dernier mandat, surtout après avoir opérer illégalement et frauduleusement à un changement anticonstitutionnel pour se maintenir au pouvoir et, plus grave, falsifier la Constitution adoptée par référendum le 22 mars 2020 ?
Il est curieux de constater l’absence de réaction appropriée de la CEDEAO face à ces nombreuses violations du droit communautaire en Guinée.
En soutenant, dans les conditions actuelles, l’organisation du scrutin présidentiel du 18 octobre 2020 avec la participation de Monsieur Alpha CONDE, la CEDEAO se rendra coupable et complice de la violation grave des droits humains, duchangement anticonstitutionnel pour se maintenir au pouvoir et de la falsification de la Constitution adoptée par référendum le 22 mars 2020.
Par ces motifs,
De tout ce qui précède, les plaignants sollicitent qu’il plaise à Monsieur le Président de la Commission de la CEDEAO de constater que la République de Guinée est coupable de violation des principes de convergence constitutionnelle communs à tous les États membres de la CEDEAO.
En conséquence, inviter la République de Guinée à prendre les mesures adéquates pour :
a- Restaurer l’ordre constitutionnel normal et légitime en promulguant et publiant le texte constitutionnel effectivement soumis à l’approbation du peuple, conformément au Protocole A/SP1/12/01 de la CEDEAO sur la Démocratie et la Bonne Gouvernance ;
b- Respecter la limitation des mandats présidentiels pour rendre effectif le principe de l’alternance démocratique ;
c- Promouvoir et protéger les droits de l’homme en général et les droits civils et politiques des citoyens guinéens, en particulier ;
d- Libérer tous les prisonniers politiques et indemniser les victimes de la violence d’Etat ;
e- Dissoudre le parlement illégitime et organiser des élections législatives inclusives sur la base d’un fichier électoral fiable et consensuel ;
f- Sanctionner systématiquement l’usage injustifié et illégal des armes pour blesser ou tuer des citoyens qui manifestent pacifiquement, en application de l’article 22 du Protocole A/SP1/12/01 de la CEDEAO sur la Démocratie et la Bonne Gouvernance ;
En cas de carence, les plaignants demandent aux Instances compétentes de la CEDEAO qui ont constaté ces manquements de prononcer des sanctions et s’il y a lieu, de saisir la Cour de justice de la Communauté d’un recours en manquement contre la République de Guinée.
Le tout en application :
– des articles 4,5, 7, 19 et 77 du Traité révisé de la CEDEAO ;
– des articles 1, 32 et suivants du Protocole A/SP1/12/01 de la CEDEAO ;
– des articles 2, 3, 4, 5 et 17 de la Charte africaine de la Démocratie, des Elections et de
la Gouvernance ;
– des articles 2 à 13 de la Charte Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples ;
– de l’article 10 du Protocole Additionnel (A/SP.1/01/05) du 19 janvier 2005 portant amendement du Protocole A/P.1/7/91 relatif à la Cour de Justice de la Communauté.
Dans l’espoir que cette dénonciation sera suivie d’effets par vos diligences requises, nous vous prions d’agréer, Monsieur le Président, l’expression de nos salutations distinguées.
Conakry, le 10 août 2020
M.BAH Oury M. Jacques GBONIMY
- Francis Pépé HABA M. Yamoussa TOURE