L’anecdote est révélatrice de la mentalité dévoyée de notre jeunesse et du caractère superficiel de nos mœurs politiques. C’était en 1969, à la salle des fêtes de l’Institut polytechnique de Conakry (qui ne s’appelait pas encore Université Gamal Abdel Nasser). Nous étions près de 600 élèves et étudiants à attendre une conférence que devait tenir Amilcar Cabral, le leader du P.A.I.G.C. (Parti Africain pour l’Indépendance de la Guinée et du Cap Vert).
Soudain, on vit arriver une voiture simple, une 403, si je me souviens bien. Il en sortit un homme sans garde de corps, habillé d’un jean, d’une tunique et d’un bonnet de marchand de cola. J’entendis quelqu’un s’indigner : « Tiens, ce n’est que lui, Cabral ? »
Cabral n’était pas un faiseur, il n’était pas un bon orateur non plus : il cherchait ses mots comme tous les intellectuels profonds, comme tous les véritables penseurs. Il bégayait presque. Dix minutes après, la moitié de la salle s’était vidée. Et la moitié de l’autre moitié s’était mise à chuchoter ou à bâiller. Cette image m’aide à comprendre l’Afrique d’aujourd’hui mieux que toutes les théories soporifiques que peuvent pondre nos sorbonnards à lunettes.
Nos élites manquent cruellement de sérieux : c’est là et nulle part ailleurs que réside le véritable drame de l’Afrique. Je l’ai constaté à la FEANF où j’ai longtemps milité, je le constate tous les jours dans le discours et le comportement de nos universitaires et de nos hommes d’Etat.
Qui se souvient de Cabral ? Personne ou presque ! Décidément, cet homme n’était pas fait pour devenir un héros africain : trop pudique, trop rigoureux, trop intellectuel ! Il lui manquait l’arrogance, il lui manquait le boucan, c’est-à-dire, le boubou blanc, la toque de léopard, les méga-micros et les discours grandiloquents. Cabral a peu parlé et peu écrit (je connais un de nos présidents qui a écrit 45 tomes, tous aussi harassants, les uns que les autres !).
A part Résistance et décolonisation, et les deux volumes de Unité et lutte, ses textes se résument à des discours prononcés à la Tricontinentale de La Havane, à Alger, à Dar-Es-Salam et ailleurs et que de bonnes âmes comme Carlos Lopes, et Mario de Andrade ont eu la générosité de compiler pour notre plus grand bonheur. Lire Cabral ne nous pousse pas à applaudir, cela nous amène à réfléchir.
Voici ce que ce patriote modeste et intrépide, écrivait à la fin des années 60, répondant par anticipation au discours anachronique et mesquin qu’un certain Sarkozy prononça il y a peu, à Dakar : « Les colonialistes ont l’habitude de dire que eux, ils nous ont fait rentrer dans l’histoire. Nous démontrerons aujourd’hui que non : ils nous ont fait sortir de l’histoire, de notre propre histoire, pour les suivre dans leur train, à la dernière place, dans le train de leur histoire ».
Comme Franz Fanon, cet homme avait parfaitement compris la question coloniale. Dans ses textes, il avait développé tout un argumentaire pour en démonter les mécanismes. Sur le terrain il avait intelligemment adapté les techniques des guérilleros latino-américains, ce qui avait permis au P.A.I.G.C. de porter des coups rudes à l’armée portugaise. Hélas, ce grand intellectuel, ce patriote convaincu, assassiné à Conakry dans des conditions qu’il faudra bien élucider un jour, n’avait pas de quoi séduire les Africains. Le véritable héros de l’Afrique s’appelle Sékou Touré. Il ne serait pas venu en 403, lui. Même pour aller aux toilettes, il lui fallait sa Cadillac blanche, toutes sirènes hurlantes.
Evidemment, une Cadillac révolutionnaire, anti-impérialiste, anti-colonialiste, progressiste et résolument panafricaine !
Tierno Monénembo, in Le Lynx