Ne cherchez pas plus loin, voici les trois olibrius qui dirigent notre pays, les trois démons qui nous possèdent, les trois serpents qui inoculent le venin du parasitisme et de la haine dans notre corps social.
Ces trois notions aujourd’hui, à forte connotation péjorative, portaient jadis beaucoup de valeur et de sens. Selon la légende mandingue, le griot est un noble qui a volontairement décidé de se mettre au service d’un ami qui, à son insu, lui a offert une partie de sa propre chair pour lui sauver la vie.
Djély, le griot, évoque ce mystérieux pacte de sang qui a donné naissance à cette valeur sûre qui, de son propre gré, s’est mise à chanter les louanges d’un égal à lui. Ce libre engagement suppose une réciprocité qui se manifeste d’ailleurs clairement dans la fameuse devise des Kouyaté : « Tout ce qui a été fait doit être dit et tout ce qui a été dit doit être fait ». Bref, je chanterai tes louanges tant que tu honoreras tes promesses, tant que tu tiendras ton rang ! Entendez, je suis griot oui, mais je ne chante pas n’importe quoi, je ne chante pas n’importe qui. Rien ne m’empêchera de te flétrir si tu dévies du droit chemin.
Le marabout, lui, son engagement est céleste. Il n’a signé aucun pacte terrestre. C’est au bon dieu et à lui seul que le lie, le seul et unique pacte qu’il a librement signé. Il est au service du Créateur et non de celui-ci ou de celui-là, fût-il riche ou puissant.
Le mot sorcier, viendrait lui, du mot source. Dans les temps anciens, le sourcier, ce grand prêtre et ce grand savant, conduisait le bon peuple vers la source, ce haut lieu du savoir et de la vie où coulait une denrée plus précieuse que l’or noir de notre époque : l’eau. Il n’était pas encore devenu ce personnage épouvantable et malfaisant que l’on exècre et craint tout à la fois. Ses connaissances occultes profitaient encore au plus grand nombre. Il était donc un sage parmi les sages.
Bientôt 62 ans que notre malheureux pays connaît une décadence fulgurante et inéluctable, ces trois valeurs ne pouvaient elles aussi que dégénérer et même plus rapidement que les autres.
Hier, le griot ne chantait que les grandes œuvres et les braves. Aujourd’hui, le plus vil des hommes qui sort un billet de 5000 francs deviendra dans sa bouche, l’égal de Samory et d’Alpha Yaya, le fils de Soundiata, le digne héritier des kaya-maghan..
Quant au marabout, il ne comprend plus rien aux affaires du ciel. Ses préoccupations sont devenues terrestres, misérablement terrestre. Il ne craint plus le bon dieu, il craint le chef, c’est- à- dire pour son porte-monnaie. Pour lui, comme pour vous et moi, le paradis n’est plus dans les sphères lointaines de l’au-delà. Il est là, au coin de la rue. Et nul besoin de prière pour le saisir et le gober, une bonne combine, voire une simple courbette y suffira largement.
Le sorcier, oh le sorcier ! Il est dans son rôle lui, pour ainsi dire ! Ici, comme partout dans le monde, sa dépréciation a commencé bien avant celle des autres. Et comme l’Afrique n’a pas à l’instar de l’Europe du Moyen-Âge, sacrifié ses obscurantistes à la déesse Raison, le pitre aux amulettes et aux gri-gris n’a jamais chômé chez nous. C’est encore et toujours lui que nous consultons pour connaître l’obole à immoler afin que la foudre s‘abatte sur la case du voisin ; le lépreux ou l’albinos à occire pour espérer une place dans le futur gouvernement.
Nul doute que dans cette société cruelle et mesquine qui est la nôtre où il n’y a plus ni amour ni amitié ni charité ni fraternité, où il ne reste plus que la consternante stratégie de la survie- quitte à brader la peau de l’ami ou du frère- le griot, le marabout et le sorcier ont encore de beaux jours devant eux.
Tierno Monénembo, in Le Lynx