Gouverner, c’est prévoir. Les députés de l’Assemblée nationale guinéenne, de la huitième législature, ont été élus, au suffrage universel direct, le 28 septembre 2013. Ils furent assis sur leur séant le 13 janvier 2014. Ayant relevé, après évaluation, que l’organisation des législatives à date est impossible à l’expiration de leur mandat, le président de la République, le 24 décembre 2018, a saisi la Cour constitutionnelle en vue de demander son avis au sujet des modalités ayant trait à la prorogation dudit mandat, un cas de figure non prévu par la constitution. Saisie le 26 décembre 2018, à son tour par cette dernière, avant toute suite à donner à la requête du président de la République, la Commission électorale nationale indépendante (CENI), au demeurant organe constitutionnel, ayant emprunté la voie de contournement de la loi, s’agrippant à la mise en œuvre des recommandations stipulées par l’accord politique du 12 octobre 2016, et embourbée dans « les circonstances et les difficultés d’ordre juridique et opérationnel liées à la tenue des élections législatives », confirma, par courrier du 27 décembre 2018, adressé à la Cour constitutionnelle, l’impossibilité d’organiser les législatives à date. Ces difficultés et circonstances sont-elles extérieures à la CENI ? Sont-elles imprévisibles et irrésistibles au point qu’elles constituent des empêchements à la tenue des législatives à point ?
La loi, tant qu’elle est en vigueur, ne peut être laissée en plan. Lorsqu’il est attesté qu’elle est inadaptée, elle doit être modifiée, révisée ou abrogée et, en cas de nécessité, remplacée par une autre loi de même rang. Pour la maturité de la démocratie, l’Etat ne se gouverne pas au moyen d’accords politiques, fut-il entre partis politiques, en vue d’échapper à la rigueur des lois de la République lesquelles sont l’expression de la volonté générale. Sed lex, dura lex.
Se fondant sur les dispositions de l’article 45 de la constitution, notamment sur celles prévues en son alinéa 2, qui consistent pour le président de la République d’assurer « le fonctionnement régulier des pouvoirs publics et la continuité de l’Etat », la Cour constitutionnelle, pour obvier au « vide juridico-constitutionnel » pouvant résulter de la fin du mandat non prorogé des députés de la huitième législature, a recommandé, dans son avis du 10 janvier 2019, à celui-ci « de prendre des mesures légales en vue de prévenir le vide juridico-constitutionnel qui pointe à l’horizon afin d’assurer la continuité du mandat des députés avant le 13 janvier 2019, à zéro (00) heure », sans indiquer la nature juridique de celles à édicter. De cette façon, l’avis de la Cour constitutionnelle n’a pas résolu du tout au tout la question portant sur la prorogation du mandat des députés alors en voie d’expiration.
De l’examen des dispositions du code électoral, et du règlement intérieur de l’Assemblée nationale qui ont, tous les deux, valeur de loi organique, il ressort que le mandat des députés de la huitième législature n’arrive à échéance que le 4 avril 2019. A propos, il convient de souligner que le règlement intérieur de l’Assemblée nationale est un acte adopté librement par l’Assemblée elle-même. Il joue un rôle prééminent dans le fonctionnement de celle-ci, en marge des dispositions d’ordre constitutionnel. Il est établi, en vertu de l’article 54 de la constitution, par une loi organique.
Dans la hiérarchie des normes juridiques, la loi organique occupe un rang intermédiaire entre la constitution et la loi ordinaire. Elle a pour vocation d’apporter des précisions à certains articles de la constitution. Parmi ceux prescrivant l’adoption des lois organiques, il y a les articles 54, 96, 106, 110, 112, 114,116, 121, 124, 126, 131,133, 140, et 148.
Comme toute loi organique, le code électoral et le règlement intérieur de l’Assemblée nationale, intégrés au bloc de constitutionnalité, sont soumis au principe de non-contrariété par rapport à la constitution. Les mesures qu’ils contiennent ne peuvent pas contrevenir aux dispositions de cette dernière. Ainsi donc, la durée du mandat confié, par le peuple de Guinée, aux députés de la huitième législature mesurée à partir du 13 janvier 2014 a pris fin le 13 janvier 2019 inclusivement, à zéro heure, ceci sur le fondement des dispositions de l’article 60, alinéa 2, de la constitution. Or donc, au contraire de l’opinion émise, sur ce point, par l’opposition parlementaire, à moins de tordre le cou à la constitution, la date du 4 avril 2019 ne peut, à aucun prix, être retenue à titre de date de fin de mandats des députés de la huitième législature.
L’avis de la Cour constitutionnelle est lacunaire en ce qu’il laisse au président de la République le libre choix des « mesures légales » à prendre. Sur la base de la constitution, l’expression « mesures légales » s’entend des lois, des ordonnances et des règlements. L’Assemblée nationale vote les lois (article 72). Le président de la République exerce le pouvoir réglementaire par voie de décret (article 46, alinéa 1). En outre, dans certaines circonstances et sous certaines conditions, celui-ci peut prendre des ordonnances (article 82).
La prorogation du mandat des députés qui arrive à expiration n’est pas une matière qui relève du domaine de la loi. Et donc, elle n’entre pas dans le champ de compétence de l’Assemblée nationale (article 72).
Le président de la République, le 11 janvier 2019, se rangea derrière l’avis de la Cour constitutionnelle qui n’a rien de contraignant et opta pour la mesure légale qui lui parut la plus appropriée, le décret. Par cet angle, il procéda à la prorogation du mandat des députés pour une durée indéterminée. En outre, la date à laquelle se tiendra le scrutin législatif à venir n’y a pas été précisée. Pourtant, l’article 2 de la constitution, en son alinéa 8, consacre le principe de la séparation et de l’équilibre des pouvoirs dans l’Etat. Il s’agit d’une séparation nette à la fois organique et formelle. Et donc, le pouvoir réglementaire dont dispose le président de la République, en vertu des dispositions de l’article 46 de la constitution, ne peut être exercé par celui-ci, en l’espèce.
La voie décrétale privilégiée par le président de la République est explicable. En effet, l’article 46 fait de ce dernier le législateur de droit commun. La procédure relative à l’édiction d’un décret est sans encombre. Celui établi, le 11 janvier 2019, a pour support l’avis donné par la Cour constitutionnelle qui, en dépit de sa qualité d’organe constitutionnel en charge d’interpréter de manière cohérente et rigoureuse et de veiller à la correcte application des dispositions de la constitution, s’est gardée d’aller plus loin qu’elle ne l’a fait. En effet, elle a passé sous silence la nature juridique des « mesures légales » à prendre, en l’espèce.
Alors, quoi faire pour parer aux conséquences éventuelles fâcheuses liées au « vide juridico-constitutionnel » pouvant résulter de l’expiration du mandat non reconductible des députés ?
La réponse à cette question est donnée par la constitution, en son article 82, qui spécifie que :
« L’Assemblée nationale peut habiliter par une loi le président de la République à prendre des mesures qui relèvent normalement du domaine de la loi, pour un délai donné et des objectifs qu’elle précise.
Dans les limites de temps et de compétences fixées par la loi d’habilitation, le président de la République prend les ordonnances qui entrent en vigueur dès leur publication, mais deviennent caduques si un projet de loi de ratification n’est pas déposé devant l’Assemblée nationale avant la date fixée par la loi d’habilitation.
Après cette dernière date, elles ne peuvent être modifiées que par la loi. Elles conservent toutefois valeur règlementaire jusqu’à leur ratification ».
Ainsi, la constitution procure-t-elle au président de la République, dans certaines circonstances et sous certaines conditions, le pouvoir de gouverner par ordonnances, lesquelles portent sur des matières relevant du domaine de la loi telles que énumérées en son article 72, en vue de réaliser des objectifs. Ces mesures peuvent comprendre les principes généraux de rang législatif.
A l’alinéa 1 de l‘article 82 mentionné ci-dessus, il est expressément indiqué que c’est pour servir des objectifs précisés par l’Assemblée nationale que l’habilitation est demandée par le président de la République. Cette formule peut paraître troublante au point d’induire une controverse. D’un point de vue procédural, la demande d’habilitation, est déposée sur le bureau de l’Assemblée nationale, sous la forme d’un projet de loi à l’initiative du président de la République. La loi d’habilitation est une loi ordinaire dont le projet, pour un empire, ne peut être à l’initiative de l’Assemblée nationale. Or donc, en toute logique et rationnellement, il n’est pas nié à l’initiateur du projet de loi d’habilitation d’en préciser les objectifs, c’est-à-dire le président de la République. Cependant, il revient à l’Assemblée nationale d’apprécier les objectifs ainsi présentés et y apporter des précisions qu’elle estime appropriées. Il s’agit là d’un garde-fou à l’exercice du pouvoir par ordonnance.
Les matières de rang constitutionnel et des lois organiques, voire celles qui touchent aux finances de l’Etat ne devraient pas être concernées par l’habilitation. Pour le reste, il appartient à la Cour constitutionnelle d’examiner le contenu du projet de loi d’habilitation afin de parer à tout risque d’écarts par rapport aux lois de la République.
Le régime politique guinéen n’est ni d’assemblée, ni parlementaire. La Guinée est sous régime présidentiel. Disposant d’un statut constitutionnel, le président de la République est la « clef de voûte » du régime, pour emprunter l’expression imputée à Michel Debré. En Guinée, le recours à l’ordonnance ne peut être regardé comme un acte nouveau ou inattendu. Avant l’adoption de la loi constitutionnelle du 10 novembre 1958, le président du Conseil de Gouvernement, Sékou Touré, en avait fait usage. Sous l’empire des différents régimes kaki, les chefs de la junte, proclamés ou autoproclamés présidents de la République, en étaient friands et s’en sont fréquemment servi. De nombreuses dispositions des ordonnances prises à cette époque sont toujours en vigueur, parfois quasi inaltérées, tel le code de protection et de mise en valeur de l’environnement, tel le code foncier et domanial.
L’ordonnance est un acte administratif tant qu’elle n’a pas fait l’objet de ratification et ce, au-delà du principe de la séparation des pouvoirs. A ce titre, elle ne peut pas être déférée à la Cour constitutionnelle. Cependant, tout projet d’ordonnance à venir, après l’adoption du projet de loi d’habilitation, est soumis à la censure de cette dernière. Encore un autre garde-fou à l’exercice du pouvoir par ordonnance.
En l‘espèce, la cause du recours à l’ordonnance tient à l’expiration du mandat des députés de la huitième législature, non reconductible à la lumière des dispositions de la constitution. Au point de vue procédural, à temps, la Cour constitutionnelle avait à s’astreindre à recommander, dans son avis mentionné ci-dessus, au président de la République de, palier après palier :
- se tourner vers la CENI pour obtenir de celle-ci l’information sur la date exacte à laquelle se tiendra le prochain scrutin législatif ;
- prendre en compte la date précisée par la CENI aux fins d’organisation du prochain scrutin législatif pour lui permettre d’indiquer, dans le projet de loi d’habilitation, la date d’habilitation et la date limite à laquelle le projet de loi de ratification des ordonnances prises par lui sera transmis à l’Assemblée nationale entrante;
- saisir la Cour constitutionnelle afin que celle-ci apprécie la conformité du projet de loi d’habilitation à la constitution ;
- soumettre, à l’Assemblée nationale sortante, réunie en session extraordinaire convoquée par lui, le projet de loi d’habilitation aux fins d’examen et d’adoption. Y disposant de la majorité parlementaire conforme à ses vues, ce projet y avait toutes les chances d’être adopté. Faute de quoi, l’habilitation peut lui être donnée par référendum. Cela s’appuie sur les dispositions de l’article 51 de la constitution selon lesquelles le président de la République peut « après avoir consulté le président de l’Assemblée nationale, soumettre à référendum tout projet de loi portant sur l’organisation des pouvoirs publics, sur la promotion et la protection des libertés et des droits fondamentaux ou de l’action économique et sociale de l’Etat, ou tendant à autoriser la ratification d’un traité… » ;
- saisir, sous peine de caducité, l’Assemblée nationale entrante, après l’installation de celle-ci, du projet de loi de ratification des ordonnances prises dans le délai prévu par loi d’habilitation.
Si le dépôt se passe dans le délai prescrit par la loi d’habilitation, deux situations peuvent se présenter :
- le projet de loi de ratification est adopté et l’ordonnance a valeur législative ;
- le projet de loi de ratification est rejeté et l’ordonnance est annulée.
L’ordonnance entre en vigueur dès sa publication au journal officiel à titre d’acte réglementaire, modifiable tant que court le délai d’habilitation et susceptible de recours pour excès de pouvoir devant la Cour suprême « juge en premier et dernier ressorts de la légalité des textes réglementaires et des actes des autorités exécutives » (article 113 de la constitution). Un supplément de garde-fou à l’exercice du pouvoir par ordonnance.
En outre, les cours et les tribunaux peuvent soulever l’exception d’illégalité à l’encontre d’une ordonnance, s’ils estiment qu’elle n’est pas conforme aux dispositions de la loi d’habilitation, c’est-à-dire qu’ils peuvent refuser d’appliquer les dispositions qu’elle contient. Un autre garde-fou à l’exercice du pouvoir par ordonnance.
L’ordonnance non ratifiée, à compter de la date d’expiration du délai d’habilitation, reste en vigueur à titre d’acte réglementaire. Cependant, elle ne peut être modifiée, révisée ou abrogée que par la loi.
Par BANGOURA Nabi Souleymane
Juriste, Consultant,
Ancien Secrétaire permanent de la Commission
Sous régionale des Pêches basée à Dakar,
Ancien Directeur national des Pêches et de l’Aquaculture